Médée ou l’amour à contretemps

Publié le par La Colline

Manhattan Medea, deux mots à contretemps, à forte résonnance géographique et mythique, deux temps réunis dans un même spectacle : l’Underground new-yorkais et le théâtre grec ! Manhattan Medea, c’est le titre d’une pièce de Dea Loher, présentée actuellement au théâtre de la Colline et mise en scène par Sophie Loucachevsky.

De l’autobiographie au mythe
Comme nous l’indique  Sophie Loucachevsky, la jeune auteure allemande Dea Loher a écrit cette pièce à partir d’une histoire personnelle. Après s’être éprise d’un soldat yougoslave, faux héros de la guerre des Balkans, elle échoue à New-York. Ils y partagent une chambre d’hôtel. Passion, puis colère lorsque cet homme en fuite fait venir auprès de lui son ex-femme et son enfant. Au total l’amour et l’exil, puis l’abandon. Si l’on y ajoute le crime, le puzzle est reconstitué, c’est la trame du mythe de Médée. L’héroïne antique qui tombe amoureuse de Jason, l’aide à s’emparer de la Toison d’Or, accumule les crimes pour le sauver, s’enfuit avec son amant et ses deux enfants jusqu’à Corinthe, et quand elle pourrait vivre en toute tranquillité,  se voit confisquer son amour par la fille du roi. La pulsion de mort alors la reprend, mais ce n’est pas Jason, l’auteur de son malheur, qu’elle tue, mais les témoins de celui-ci : sa rivale et ses propres enfants. Autobiographie aussi dans un jeu de mots au cœur même du titre de la pièce : Medea, c’est-à-dire Me-Dea, moi Dea.
Quant à l’action, elle se déroule sur la 5ème Avenue, en plein Manhattan, devant l’immeuble d’un homme d’affaires parti de rien. Son nom en dit long : Sweatshop Boss, c’est-à-dire patron d’atelier clandestin. Il est la figure actualisée de Créon,  roi de Corinthe. Dans ce spectacle, le fatum, les dieux, les rois ont disparu, restent  la jungle du marché et la nécessité économique. Oscillant entre son désir intense d’exister et l’événement aléatoire qui peut propulser autrement sa vie, chaque être humain n’est plus qu’un pion sur l’échiquier, l’exil est son identité et la rue son logis précaire.

La puissance d’évocation du mythe de Médée
Quel sens a aujourd’hui le mythe de Médée?  Dans ce spectacle étrange et baroque, convoquant l’intime et l’exhibition, fourmillent des thèmes qui font écho à l’actualité : violence de l’exil, compétition accrue, leurre de la réussite, vulnérabilité des êtres humains sans repères et sans protection, misère poussant au paroxysme (non plus dans la lutte collective mais dans l’agression singulière), défi à notre humanité que constitue l’infanticide.  Il y a dans ce texte, dans sa mise en scène, la même rage qu’on trouvait à New-York dans les années 70 parmi les graffiti : arabesques, lettres, bulles taguées sur les palissades, les façades d’immeubles, les wagons de métro. L’enjeu était alors pour le graffer de se réapproprier la ville, de marquer sa rue, d’afficher l’exubérance de son désir, de décrocher « the Fame » (la reconnaissance). Ce parallèle avec le graffiti new-yorkais, un des aspects du hip-hop, peut aider à saisir l’originalité esthétique du spectacle Manhattan Medea puisque le contexte évoqué est sensiblement le même : l’économie d’un monde qui contraint l’homme sans cesse à s’exiler de ses attaches et à en reconquérir de nouvelles. Si le graffiti new-yorkais a pu forger son expression  dans l’exaltation de l’individu, dans l’acte répétitif et la trépidation, dans l’arabesque allant jusqu’à l’oubli de la figure humaine, Sophie Loucachevsky choisit une autre voie : elle explore les méandres du couple, autre moteur pour sillonner dans le monde, elle use d’une  palette bigarrée de motifs et de sens multiples, elle offre un  chaos d’images dans une sorte d’arène et surtout elle affirme la centralité de la figure humaine. Que voit-on en effet dans ce spectacle ? D’abord la délicatesse à tirer le fil de cette pelote humaine, si dense, si touffue, si nourrie de contradictions. Ensuite le basculement dans le double et le miroir  puisque la vidéo propage en abyme l’image des personnages et que, face à Médée, les comédiens se dédoublent, interprètent chacun deux personnages. Enfin, aussi paradoxal que soit cette hypothèse, un hymne au couple ! Ce qui est en jeu dans ce spectacle, c’est le va-et-vient incessant des amants entre l’un fusionnel et le deux de l’altérité, chacun cherchant à s’en sortir, à survivre mais sans rompre le lien qui a permis jusqu’alors à deux êtres solidaires d’affronter les périls du monde.  Parlant de l’amour, Alain Badiou dans un ouvrage récent écrit : « ce qui était un hasard, je vais en tirer autre chose. Je vais en tirer une durée, une obstination, un engagement, une fidélité». Comme si l’on entendait la voix de Médée.

Une mise en scène mêlant Métropolis et Corinthe
Le décor est constitué d’une longue travée, couverte de bitume, bordée par deux rangées de gradins. A une extrémité, s’élève la façade d’un immeuble, percée d’une porte immense d’où sort Sweatshop Boss sur son fauteuil roulant et accrochés au plafond  pendent des écrans de télévision sur lesquels on voit, à l’opposé du théâtre grec, ce qui se passe en coulisses : des déambulations dans les couloirs, mais aussi le meurtre de l’enfant que sa mère étouffe avec un sac plastique. L’espace scénique  associe ici ingrédients du théâtre antique (scène bi-frontale, ligne tragique s’étirant d’un bout à l’autre de la travée centrale, large porte à double battants, deus ex machina),  art populaire des rues (chanson réaliste, accordéon, guignol) et effets contemporains (vidéo, traitement des lumières). L’effet plastique des corps est saisissant : face l’un à l’autre et parfois s’enchevêtrant. D’un côté Médée que joue Anne Benoît, dépoitraillée et en même temps caparaçonnée dans l’armure et l’entêtement de son corps, plaidant à bout de souffle, à l’aide de tous les arguments possibles la vérité de son amour (comme dans Euripide), donnant aussi à voir la matrice archaïque de ses ressorts. De l’autre Jason que joue Christophe Odent, mobile, fragile, presque cassant comme du cristal. A retenir aussi l’interprétation de Marcus Borja, un acteur hors du commun, maîtrisant plusieurs disciplines (chant, accordéon, danse), qui s’investit avec émotion et grotesque dans les seconds rôles de Vélasquez, portier de l’immeuble, et de Deaf Deasy, artiste des rues, deux personnages qui commentent l’action et composent une sorte de coryphée.


Pierre-Louis Rosenfeld, participant à l'atelier de critique théâtrale du samedi 6 février autour de Manhattan Medea

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