Manhattan Medea

Publié le par La Colline

Les grands mythes sont intemporels, chaque époque justifie leur souvenir par les échos qu’elle retrouve en elle. C’est ce que semble nous prouver la pièce Manhattan Medea de Dea Loher montée par Sophie Loucachevsky au théâtre de la Colline.

A une époque où les héros et les princesses appartiennent à un passé révolu, Jason et Médée ont quitté les rivages de l’Attique pour s’échouer, sans-papiers misérables, à Manhattan, ballotés par les tempêtes de la vie d’hôtel sordide en meublé crasseux. Si les palais subsistent, ils sont la propriété de magnats de l’industrie. Les temps ont changé et la mise en scène de Sophie Loucachevsky sollicite l’éventail des techniques actuelles pour inclure cette relecture dans notre temps autant que pour montrer l’adéquation du mythe avec une époque qui ne peut que le dégrader. Les installations vidéo de Fred Koenig nous renvoient, en particulier grâce à des écrans aux quatre coins de la scène, à la vidéosurveillance omniprésente dans notre civilisation et dépèce les personnages jusqu’à montrer ce qu’au théâtre on ne montre pas : le meurtre et ce dans son acception la plus poignante, l’infanticide.

Dans le mythe originel, cet acte est un fondement. Ici, il n’est que le paroxysme de la passion, d’une souffrance qui déchire deux êtres qui s’éloignent. L’enfant, symbole de leur union mais aussi de la trahison et du meurtre qui en sont indissociables puisque son existence in utero a provoqué le meurtre du frère. Médée l’avoue : « Nous sommes montés trois sur ce bateau, nous redescendrons trois de ce bateau ». Sophie Loucachevsky nous fat sentir combien ce troisième personnage, frère ou enfant, d’ailleurs sans nom, n’est que le lien entre Jason et Médée. C’est pourquoi ce n’est pas la mère qui nous est donnée à voir mais l’amoureuse blessée, l’emprisonnement d’une passion qui exclut jusqu’au spectateur par le choix d’une mise en scène bi-frontale et qui, une fois dissoute, rejette deux êtres rendus à leur solitude par la destruction du lien qui les unissait.

Ce personnage d’amoureuse écorchée est servi de façon magistrale par Anne Benoît dont la stature inattendue ancre Médée dans l’animalité en nous offrant une femme femelle dont la souffrance suit les modulations d’une voix qui explore tous les possibles non d’une émotion mais d’un combat d’abord pour garder cette passion intacte puis, lorsque la rupture est consommée, pour briser toute tentative de demi-mesure. Face à une telle Médée, un rééquilibrage des personnages était inévitable. Jason (Christophe Odent) ne pouvait être un héros sur le retour, un lâche parmi les lâches, s’efforçant de sauver sa peau de paria par un mariage avec cette princesse de l’ère moderne  qu’est l’héritière de Sweatshop Boss, image de la réussite américaine partie de rien. Le jeu de Christophe Odent met à nu sa blessure, cette passion toujours vivante puisqu’il prône un compromis qui lui permettrait  de garder Médée, mais aussi sa soif de réussite sociale, fusse au prix de la compromission. Ainsi, il n’est pas anodin que Christophe Odent joue aussi le rôle du futur beau-père de Jason, l’industriel Sweatshop Boss, et le spectateur peut pressentir pour Jason un avenir radieux à l’image de celui de cet ancien immigré, devenir qui n’est cependant pas celui de tout un chacun comme le prouvent les personnages de Deaf Daisy, la chanteuse des rues, et de son pendant masculin, le peintre-portier Velasquez, joués par Marcus Borja. Leur poésie ne les sauve ni de la misère ni de la solitude. Le rêve américain, ce qu’offre la compromission, n’est pas plus pour eux que pour l’héroïne. Ce constat rend plus poignant encore les sacrifices faits par cette Médée entière car Médée est absolue et, en ce sens, elle ne peut que faire partie des perdants dans un monde tel que celui des Sweatshop Boss.

 

Carole Pawlowski, participante à l'atelier de critique théâtrale du samedi 6 février autour de Manhattan Medea

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