Feux de détresse

Publié le par La Colline

 

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© Elisabeth Carecchio


Il serait évidemment réducteur de ne considérer la pièce de Daniel Keene que comme une illustration de la problématique de la perte d'emploi. A vrai dire, il s'agit d'un fond, d'une situation de départ qui va plonger ces différentes figures familiales (ne parlons pas de personnages puisque tout "psychologisme" en est exclu) dans une exploration de leurs mondes intérieurs.

 

Il y a là le père, ex-tailleur de pierre aux mains pesantes et présentes dont il ne sait plus que faire, la mère dont le sourire masque on ne sait quelle détresse cachée et la fille qui étudie la révolution française à l'école et danse seule dans la cuisine, pour oublier. Plus le chien, vieux lui aussi, et menacé pour cette raison. Entre ces êtres, des silences existent. Ce ne sont pas des théoriciens : ils avancent leurs pauvres mots comme des pions, avec douceur, malgré la violence sociale qui les fige dans cette situation qui est la leur. On pourrait évoquer Beckett, également, pour ces répétitions, ces propos qui ne mènent à rien et surtout cette formidable attente qui ne débouchera ni sur le désespoir ni sur la violence mais sur un futur où l'amour, au moins, sera retrouvé.

 

Le co-metteur en scène Daniel Jeanneteau déclare que "l'important, dans la dramaturgie, était de restituer sur scène cet invisible qui est dans le texte, ces territoires privés ou publics qu'habitent les personnages". Il est de fait que la scénographie est belle et signifiante et qu'il y a une grande fluidité entre les scènes, les comédiens arpentant l'espace comme dans un plan-séquence. Un rideau translucide coupe la scène en deux, permettant des effets de transparence et d'ombres chinoises : c'est également le "dehors-dedans" dans toutes les sens du terme.

 

Pour l'ex-ouvrier, il y aura eu la tentation de la fuite (ses éternels promenades sur son ancien lieu de travail) le désir de spiritualité, vite abandonné ou l'affection de son chien. C'est finalement sa femme qui le sauvera.

Carlo Brandt est l'homme qui n'a plus d'emploi dans cette tragédie du quotidien. Il est emprunté et lourd, parfois finaud et aérien. Il allume cigarette sur cigarette comme autant de feux de détresse. Son vieux copain, c'est Philippe Smith en figure de prolo éternel, bière incluse. Il est le double du héros, celui qui lui donne une réplique privilégiée mais le tirerait volontiers vers le bas. Camille Pelicier-Brouet campe la fille punk qui n'est déjà plus là mais tient son rôle de passerelle, dirait-on, entre les deux parents. Une phrase de la pièce, répétée à plusieurs reprises est : Tout change. Marie-Paule Laval, qui joue la mère, réussit le prodige d'être à la fois constante et changeante. Elle est celle que l'on croit connaître et qui étonne, une force qui se révèle face à son mari démuni.

 

C'est au théâtre de la Colline (Paris) du 5 mai au 5 juin 2010.

 

Gérard Noël

participant à l'atelier de critique théâtrale du mercredi 19 mai 2010


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