Let me alone, un défi à notre façon de regarder la vie et le théâtre

Publié le par Théâtre National de la Colline


© Marine Fromanger

Let me alone, écrit et mis scène par Bruno Bayen, est joué actuellement au théâtre de la Colline. Laissez-moi seule ou foutez-moi la paix (les deux traductions possibles pour le titre de cette pièce), c’est à quoi pensait sans doute Lady Di au faîte de sa célébrité. C’est en tout cas les mots qu’elle aurait prononcés alors qu’elle agonisait sous le pont de l’Alma assaillie par des paparazzis. Et si le public, lui au contraire, ne pouvait accepter d’être livré à lui-même, résistait à se retrouver seul face à une proposition de spectacle aussi déconcertante que la pièce de Bruno Bayen? Et, pur prétexte, refusait qu’on l’emmenât au théâtre pour lui conter la vie d’une princesse malheureuse ? Qu’à la rigueur, notre spectateur lise de telles âneries chez son coiffeur, mais au théâtre, pensez donc.

Pourquoi le spectateur voudrait-il changer de lunettes en allant au théâtre ?
Dernière pièce programmée au théâtre de la Colline sous la direction d’Alain Françon, défenseur impénitent de la création théâtrale contemporaine, Let me alone est une pièce qui dérange. Bruno Bayen y déconstruit notre rapport à l’actualité, met à nu notre soif de faits divers, instille un trouble dans notre posture de sujet (du théâtre et du monde) et écrit avec gourmandise une fable truffée de bons mots et de références à forte résonnance. Eh oui ! Par ce conte de fée tragi-comique, Bruno Bayen bouleverse non sans humour notre conscience de spectateur tranquille et bien pensant. Introduire au théâtre des sujets comme la Décennie rouge, Gênes 2002 ou Guantanamo est finalement moins déconcertant que raconter les déboires d’une princesse malheureuse. Car ce qui doit nous tracasser c’est que cette romance à la cour d’Angleterre a alimenté nos conversations à l’infini, nous a agités, nous a fait prendre position. Eh oui, cette fable nous en dit peut-être davantage sur le fonctionnement du monde et sur sa potentialité à tout réduire à une valeur d’échange? Pourquoi dans la vie certaines informations futiles nous animent plutôt que d’autres plus sérieuses et plus graves ? Et pourquoi au théâtre jetterions-nous un voile de déni sur ce dévoiement de notre regard.

Un mythe réduit en confetti
Let me alone
n’apprendra rien au spectateur qu’il ne sache déjà : les intrigues de palais fomentées par la famille royale et Camilla Parker Bowles, l’ascension de lady Di, sa mort dans un  accident de voiture, ses obsèques grandioses et presque pontificales. L’intérêt de ce conte de fées tragi-comique est ailleurs. Mais il fallait bien partir de là car cette histoire mièvre est l’événement qui, avec la marche du premier homme sur la lune et l’effondrement des Twin Towers,  a le plus marqué l’humanité dans les 50 dernières années. Or cette pièce n’est ni un documentaire, ni une biographie, mais juste un patchwork de vie. Patchwork de vie sous les flashes et les projecteurs, vide d’une vie qui sont le prétexte à une réflexion. Comment des milliards de gens ont-ils pu s’agglutiner comme des mouches à la lumière scintillante de cette romance ? Comment les mythes se fabriquent-ils avec notre participation active ? D’ailleurs le héros de cette pièce n’est pas Lady Di, mais bien le spectateur lui-même : sa curiosité pour les anecdotes obscènes d’une vie triturée par la presse à sensation, sa jubilation devant le spectacle de la mort, sa précipitation à se saisir d’une rose pour la déposer sur la tombe de Lady Di. C’est bien là où ça déraille. Jusqu’alors les mythes bien sûr nous concernaient : mais de loin, pas de près comme ici.

Un spectacle savoureux et iconoclaste
Dans ce spectacle, la scénographie utilise l’espace comme une caisse de résonnance qui emboîte toute une série de poupées gigognes. Buckingham Palace, sorte de ruine fantomatique, coulisse et matrice du monde extérieur. Enfilade à l’infini de salles que peuplent Arthur (le Prince Charles) et Girl Friday (Camilla Parker Bowles) comme des animaux empaillés dans un tête-à-tête à distance. Différents recoins du monde : un dortoir dans le pensionnat de jeunes filles où Duch (Diana) rêve de devenir princesse, le cagibi où les services secrets épient les frasques de chacun, le dispensaire de la Croix-Rouge où Diana rivalise avec Sœur Térésa, la lingerie du Ritz avant que lady Di ne monte dans la Mercedes qui va la conduire à la mort…Et surtout cette métaphore envahissante de l’escalier : marches de l’Histoire sur lesquelles trébuchent les souverains, marches des revues de music hall éclaboussées de lumière, marches mouvantes des escalators d’aéroport où deux embaumeurs échangent leurs confidences à propos des célébrités de la planète non sans nous rappeler les fossoyeurs dans Hamlet.

Une distribution prestigieuse déstabilisant insidieusement le spectateur
Etrange et redoutable, le couple que forment
Dominique Valadié et Axel Bogousslavsky, vautours rôdant entre les murs du palais. Clotilde Hesme enfin actrice-clé du spectacle par son incarnation radieuse et frivole de Diana, par le miroir éblouissant qu’elle installe grâce à son jeu ne permettant aucune identification et favorisant l’émergence d’un spectateur co-créateur du spectacle.


Pierre-Louis Rosenfeld

participant à l'atelier de critique théâtrale du 13 juin 2009 autour de Laissez-moi seule Let me alone, texte et mise en scène de Bruno Bayen.

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